*En passant, il me semble que ce titre est au moins digne de Libé.
Etant récemment parti en week-end à Lisbonne, nanti (outre de mes bagages contenant ce que l'honnête homme moderne ne peut décemment abandonner pendant deux jours: téléphone portable, iPod, chargeurs idoines, etc.) d'un guide du Routard dernier millésime, je m'en voudrais de ne pas oeuvrer à l'édification des générations futures en relatant mon expérience.
Je ne m'étais jamais rendu compte à quel point le Routard -et je suppose qu'on peut étendre ça à tous les guides touristiques- tend à susciter une sorte de paranoïa chez le voyageur, et l'encourage à voir le mal partout. En tous cas, pour Lisbonne que je ne connaissais pas, c'était criant. Peut-être que j'ai été moins sensible aux diatribes sécuritaires du Routard dans des villes tout aussi dangereuses, mais que je connaissais mieux, comme Rome, Florence, voire même, danger suprême! Naples.
Ca commence à l'aéroport. Que faire quand après une journée au taf', on prend un avion, qu'on arrive à Lisbonne à 21 heures et qu'on ne sait pas trop bien ou se trouve l'hôtel ? Pardi, on prend le taxi... Eh bien, gardez-vous en bien, car le Routard explique que les taxis lisboètes, même s'ils sont abordables, n'ont pas toujours bonne réputation, et qu'on ne compte plus les arnaques au compteur. N'écoutant que votre courage, vous prenez un taxi dans la file officielle destinée à cet effet, et ne vous en trouvez pas plus mal ? Tant mieux pour vous, mais vous avez eu chaud! Et ce n'était que la première alerte.
Décidez-vous d'aller au restaurant le soir même ? Faites ce qu'il vous plaira, vous dit le Routard, mais cependant
"Attention aux amuse-gueules que l'on vous apporte d'office avant le repas, dont le fromage frais coupé en tranches, les olives, le pain, le beurre, etc. Si vous y touchez, ils vous sont comptés automatiquement dans l'addition. De même pour chacune des tranches de pain. Un petit enquiquinement qui peut grever le budget très rapidement, avec des additions faramineuses !"
Résultat des courses, vous regardez d'un air suspicieux le pain qui vous est apporté à la table de l'innocent restaurant que vous avez élu, mais emporté par votre faim -les repas dans les avions ne sont plus ce qu'ils étaient, vous décidez de tester le pâté de sardines à tartiner. Bien vous en prend, évidemment, car tout cela est gratuit et plutôt bon. Là encore, vous voilà passé par le chas de l'aiguille.
Après une nuit reposante, vous partez à l'assaut de l'Alfama, dans un tram 28 célèbre pour la beauté des rues qu'il traverse, mais aussi, mille fois hélas, renommé pour ses pickpockets, vous prévient le Routard (avertissement par ailleurs valable et réitéré pour à peu près tous les autres moyens de transport que vous êtes susceptibles d'emprunter pendant ce week-end: trams, bus, trains, funiculaires, métros: mettez-vous bien dans le crâne que vous n'êtes à l'abri nulle part). Une fois de plus, vous avez joué avec le feu, car vous en êtes sorti aussi riche qu'en y rentrant. C'est sans doute à porter au crédit de ce regard méfiant et soupçonneux que vous avez arboré en direction de tous les passagers.
Dirigez-vous vos pas vers le
musée Calouste Gulbenkian ? Vous avez bien raison, car il s'agit là d'un des plus beaux musées d'Europe. Le Routard tient cependant à vous prévenir: réfléchissez-y à deux fois avant d'utiliser la station de métro
Praça de Espanha, car elle n'est "
pas toujours bien fréquentée". Sait-on jamais, vous dites-vous, et vous utilisez donc la station voisine de Sao Sebastiaõ. Cette manoeuvre de diversion est habile! D'ailleurs, quand vous demandez votre chemin aux gens du cru à la sortie de la station, ils vous regardent d'un air incrédule, puis vous suggèrent de reprendre le métro et de sortir à l'autre station, mais on vous a prévenu, et on ne vous aura pas ... ce qui aura l'avantage de vous offrir une petite balade de 25 minutes le long d'une autoroute urbaine de bel acabit avant de rejoindre le musée.
Enfin, si vous cédez aux charmes d'une balade sur la
Praça do Comercio ou dans le quartier du Rossio, prenez garde! Le risque est grand que vous soyez abordé par des individus louches proposant à votre consommation des produits répréhensibles bien que ressemblant fort, de prime abord, à une plaquette de chocolat. Là encore, le Routard vous aura prévenu, dans des termes qui feront passer Al Capone et le Docteur Petit pour d'aimables voleurs à la tire de sous-préfecture. Tel un Indiana Jones lusitanien d'adoption, vous refuserez fermement, et le quidam s'en ira plus loin. Vous l'avez échappé belle !
Je m'arrête là, alors que les exemples sont encore nombreux, mais je pense que vous avez saisi le concept. Vous allez peut-être me dire que je suis médisant, que le Routard ne fait que prévenir, qu'il donne des conseils car les touristes sont nombreux à faire les frais de ce genre de mésaventures, etc. Soit. Tout cela n'est en effet pas très loin des disclaimers monstres que l'on vous fourgue au début des manuels des appareils électroménagers (Ne pas manger l'aspirateur. Ne pas avaler la prise avec des doigts mouillés. Tout usage du mixer pour d'autres usages que ceux pour lesquels il est prévu peut avoir de graves conséquences).
En revanche, ça me semble bien révélateur de certains travers de la société dans laquelle on vit, qui ne supporte plus le moindre risque, et qui considère comme un dû qu'on lui évite de réfléchir. Comme s'il était si compliqué de se rendre compte qu'en tant que touriste, on est plus susceptible de voir son portefeuille attirer la convoitise dans un tram; que l'on rencontre dans certaines gargotes dont l'intérêt gastronomique n'est pas énorme des pratiques commerciales que la morale réprouve; que certains marginaux tentent de faire commerce de marchandises stupéfiantes et qu'il vous appartient de décider si vous désirez donner suite à leurs propositions commerciales.
Non! Le lecteur moyen du Routard (qui, dans sa grande majorité, suppute-je, habite dans nos villes et est donc armé pour faire face à la délinquance moderne revêtue de ses oripeaux les plus obscènes) doit donc être guidé pas à pas, il faut l'empêcher de se tromper, de se faire voler, et de manger à des prix malhonnêtes. J'imagine facilement les lettres de lecteurs offusqués si le Routard ne mentionnait pas ces conseils élémentaires de prudence.
De Mme Portaud, de Montmirail (51). Vous ne nous aviez pas prévenu de l'abondance de pickpockets dans la ligne 28, et mon mari René s'est fait délester de son sac banane qui contenait, outre l'intégralité de ses cartes de crédit, une somme en liquide fort appréciable. Par votre faute, notre séjour à Lisbonne fut exécrable. Je ne comprends pas qu'un guide d'une réputation comme celle du Routard ne prévienne pas ses lecteurs etc.
Quant à moi, je persiste et je signe, je ne trouve pas que ce soit le rôle des guides touristiques. Comme disait l'autre à propos de la notice d'utilisation de je ne sais quel appareil qui mentionnait "ne pas ingérer": soit le type qui lit ça est abruti, et il ne sait pas ce que signifie "ingérer"; soit il est normalement intelligent, et il ne lui serait pas venu à l'idée d'en faire son dessert.
La prochaine fois, je pars en vacances avec l'encyclopédie Universalis !